Trier. Qu’en de belles étagères, s’aligne dorénavant l’hétéroclite
bibliothèque de l’Or de la Forge ! Toute faite de livres. Ouvrages de tant
d’horizons différents et pourtant totalement liés par les communes histoires
ayant traversées ce lieu. Bibliothèques roses et vertes d’enfants mille fois
lus, œuvres de référence déréférencés, romans vite lus, ou rachetés cent fois,
ou trop jaunis, ou oubliés. Essais d’un jour, d’une époque. Polars d’un moment.
Coups de cœur par-ci, récupes par-là, mais comment se séparer de ces vies
d’encre qui marquèrent tant de vie ? Sang d’encre : chaque livre à
une histoire qui palpite encore sous les cicatrices du temps et j’ignore la
plupart d’entre elles. J’en aligne juste les vestiges. J’en reconnais parfois
quelques complicités passés. Je m’en approprie d’autres. Pourquoi ?
Trier. Livre à livre, je les regroupe et les dispose, je crois alors les
voir revivre. Un auteur éparpillé aux quatre coins de la maison depuis vingt
ans se retrouve enfin rassemblé sur lui-même. Un autre se dédouble. Un
troisième livre sa dédicace négligée. Restauration partielle. Un peu de colle
ici, beaucoup de dépoussiérage là. Les araignées s’égaillent. Elles y ont élevé
maints édifices et tant de couvées. Matin chagrin, je les déménage. Soir
d’espoir, elles reviendront bien vite s’y douilleter. Les souris ont galipoté
sans vergogne sur des tranches entières de littérature, la moisissure a
gangrené les couvertures, l’humidité auréolé les pages, la sécheresse rogné les
tranches et le temps déformé les reliures... Livres sauvés ? De
quoi ?
Trier. Mais juste ce qui reste. Chacun a retenu par devers lui les plus
signifiants. Les plus marquants, les plus beaux, les plus chargés de sens, les
plus utiles à la vie quotidienne, les plus essentiels à la mémoire personnelle,
les plus transmissibles à d’autres, les plus référents, les plus chers au cœur
ou au bibliophile averti. Il ne reste pas « grand chose ». Quoique au sein
de toutes ces feuilles d’automne se dévoilent à présent, bien visibles,
quelques pépites. Quelques fruits que ne manqueront pas de venir cueillir leur
légitime récipiendaire. Bientôt. Miraculés, ils ne sont là que le temps d’une
convalescence. Avant de ne quitter cette demeure pour ailleurs, leur
marque-pages en bandoulière et sans exvoto. Ailleurs...mais où ?
Trier. Ou tout jeter ? Ou tout donner ? Ou ne rien faire ?
Est-ce une forme de respect ? Considération pour qui ? Les auteurs,
les lecteurs ou moi-même ? Je vois bien pourtant la mort venir avant
d’avoir lu, ou relu, un seul de ces livres. Lesquels ne sont de toutes façons
pas là pour participer à un quelconque futur mais juste témoigner d’un
quelconque passé. Ils seront bientôt dispersés, oubliés, détruits, insignifiés.
En attendant ils s’alignent. Comme à la parade. Muséifiés pour le plaisir
d’avoir été. Juste retenu en vie pour la gloire. De qui ?